La bergamote est le fruit du bergamotier, mais les botanistes sont partagés sur son origine : est-elle un hybride entre un citron vert et une orange amère ou provient-elle d’une évolution de l’oranger ? Pourquoi fascine-t-elle autant les amateurs d’huiles essentielles et inspire-t-elle tant de parfumeurs ?

Son origine et sa chronologie font également débat. La bergamote a-t-elle été introduite par les Arabes ou les croisés du Moyen-Orient vers le Bassin Méditerranéen ?

Doit-elle son nom à la ville catalane de Berga, où elle serait arrivée des Îles Canaries, à la ville italienne de Bergame, ou encore à la ville turque de Pergame ? Que de questions !

Auxquelles Sandrine Teyssonneyre, aromatologue, répond ici avec précision et passion :

« Guenther dans The Essential Oils,  estime que sa culture systématique en Calabre date du début du 18ème siècle. Mais elle était présente, et connue à Florence, bien avant. Il existe plusieurs variétés, les zestes pouvant être lisses ou fripés. Les fleurs sont un peu plus petites que celles de l’oranger.

La bergamote est un agrume fragile qui demande ensoleillement et des températures modérées à chaudes qui excluent le gel. La Calabre est reconnue comme son biotope de prédilection.

Guenther estime même que toute tentative de la faire pousser ailleurs a échoué, bien qu’elle soit cultivée en Sicile et ailleurs en Méditerranée. La vie productive d’un arbre s’étend jusqu’à 80 ans et les meilleures rendements d’essence sont obtenus sur des arbres entre 15 et 40 ans.

Les fruits sont séchés pendant quelques jours avant d’être traités. L’essence est obtenue en râpant mécaniquement le zeste, la vélocité des pales de l’appareil (une « pélatrice ») jouant un rôle important dans l’expulsion de l’essence contenue dans les « sacs » du zeste. La première machine à extraire l’essence, dite de Gangeri, date de 1840. La mécanisation a bien évidemment été perfectionnée, les établissements Capua en Calabre représentant aujourd’hui le nec plus ultra dans l’extraction des agrumes.

La pulpe restant après la première expression est de nouveau traitée et le résidu final peut être distillé (distillato di feccia). L’essence est d’un admirable vert émeraude translucide. Guenther donne un rendement d’essence de 48% (480 grammes pour un kilo de fruit) ; on trouve des chiffres bien inférieurs, selon les sources.

Les esters constituent les composants les plus importants de l’essence, en particulier l’acétate de lynalyle (entre 25% et 40%) qui varie selon la saisonnalité de la récolte, l’ensoleillement, le biotope et la sécheresse du climat (favorable aux esters). Viennent ensuite le linalol, ainsi que d’autres alcools (nerol, géraniol, terpinéol). Parmi les composants terpéniques, on trouve bien évidemment le limonène, mais aussi camphène, alpha-pinène, bisabolène (sesquiterpène).

On distille aussi les fruits, verts ou mûrs, tombés de l’arbre et inutilisables pour l’expression (distillato di bergamotto/bergamottella).

Huile essentielle issue de l’essence

Cette HE, majoritairement constituée d’alcools, contient moins de 10% d’esters alors que l’HE issue de la distillation des résidus de l’expression (distillato di feccia) en contient plus de 20%.

Enfin, il est possible de distiller les feuilles du bergamotier pour produire une HE de petit-grain, dont Guenther nous dit qu’elle rappelle celle de petit-grain bigarade avec la marque olfactive distincte de la bergamote. Guenther mentionne « quelques centaines de kilos d’huile » produites en Calabre vers 1950, avec des rendements d’environ 0,3%. Dans son analyse de cette HE de petit-grain bergamote, il donne une majorité de linalol, suivi d’autres alcools (nerol, géraniol, terpinéol), du limonène, des aldéhydes dont citral, et de très faibles quantités de sesquiterpènes. Les esters sont aussi présents, comme le rapporte Oshadhi, une des rares maisons à commercialiser cette HE aujourd’hui.

Les HE de petit-grain ne sont pas photosensibilisantes. Rare, la distillation des fleurs est également possible, si la quantité est disponible.

Ce qui est typiquement nommé « HE de bergamote » est généralement de l’essence. Cependant, certaines HE vendues en aromathérapie peuvent être issues de la distillation non pas du fruit, mais de l’essence, afin d’éliminer les coumarines photosensibilisantes ; de même, une distillation de zeste sec serait une HE, et non pas une essence. Les diverses rectifications expliquent que l’HE que vous achetez en flacon soit jaune, et non pas verte. Le traitement des agrumes est aujourd’hui très performant techniquement. La nomenclature demanderait plus de clarté, les revendeurs étant rarement informés des modes de distillation.

L’HE ou essence de bergamote est à la fois antibactérienne, antiseptique, assainissante de l’air ambiant, antalgique, antispasmodique, décongestionnante, lymphotonique et lipolytique. Dans le domaine digestif, elle est eupeptique, carminative, vermifuge, légèrement laxative, et combat le cholestérol. Astringente et riche en vitamine C et agents anti-oxydants, elle est aussi purifiante du cuir chevelu et de la peau, ré-équilibrante du sébum, matifiante et revivifiante des peaux fatiguées et matures (pas d’exposition au soleil s’il s’agit de l’essence).

Utilisée en tant qu’essence en cuisine, elle parfume aussi le thé Earl Grey ou le « goût russe« . Les voies orales, cutanée et olfactive (diffusion, sèche et humide) sont toutes permises et la dernière est particulièrement utile pour profiter des effets psychiques de la bergamote. On peut aussi l’utiliser dans le bain ou en hydrolat, si l’on parvient à localiser celui-ci.

Du soleil en flacon

Au plan olfactif, la bergamote exprime, peut-être plus que tout autre agrume, les rayons du soleil. Elle aide à retrouver optimisme et confiance, à se focaliser sur soi et ses propres désirs. Fusante comme le champagne, elle sent le désir de vivre. En diffusion, elle agit rapidement contre la déprime. Les esters la rendent apaisante sans être sédative.

Comme le disait Guenther en 1950, rares sont les parfums où la bergamote n’est pas présente. Volatile, elle fait partie des notes de tête requises des chyprés, que leurs facettes soient florales, boisées, ou cuir. Elle entre, avec vanille, rose, jasmin, fève tonka et iris, dans la guerlinade, la version Guerlain de cette base chyprée qui fut tout d’abord un parfum. Ainsi, Shalimar (1925), qui évoque immédiatement la vanille, comprend 30% de bergamote et Guerlain est, dit-on, le premier acheteur mondial de cette essence. On retrouve cette vanille luisant sous la bergamote dans le Kismet de Lubin, dont la première version date de 1921, avec force rose.

La bergamote est liée à l’histoire des eaux « de Cologne » par L’Eau de la Reine, réalisée pour Catherine de Médicis en l’honneur de son mariage à Henri II (1533), et l’un des premiers parfums dilués dans de l’alcool. La distillation du fruit date donc, à Florence, au moins du 16ème siècle. Il faut un peu moins de 200 ans pour parvenir à la première « eau de Cologne » de Jean-Marie Farina, mais celui-ci avait appris la confection des eaux hespéridées auprès de son grand-oncle à Venise.

Nombre de marques contemporaines perpétuent cette tradition italienne. Chez Acqua di Parma, il faut mentionner Blu Mediterraneo Bergamotto di Calabria et Colonia Intensa ; Bergamote Soleil chez Atelier Cologne (avec citron et pamplemousse en tête) ; Aqua Allegoria Bergamote Calabria chez Guerlain (avec cardamome et néroli en cœur) ; Venetian Bergamot chez Tom Ford (richement épicé autour de l’ylang, du magnolia et du gardénia) ; la très élégante Bergamotto di Calabria de Perris Monte Carlo ; Capri de Berdoues ; Cologne Cédrat, avec des épices, chez Matière Première ; et Italian Bergamot pour hommes chez Ermenegildo Zegna. La bergamote est aussi en tête de Terre d’Hermès (2006), sur un cœur de géranium poivré. Enfin, j’aime Santa Cruz du Couvent des Minimes (collection des « parfums remarquables » sous la direction de Jean-Claude Ellena), où la bergamote est avec l’eucalyptus pour suggérer la terre aride et sablonneuse des Îles Canaries où pousse l’aloès (et dont pourrait provenir le bergamotier).

Dans les années 60-70, deux créations d’Edmond Roudnitska pour Dior mettent la bergamote à l’honneurEau Sauvage en 1966 et Diorella en 1972. Dans cette période post-1965, c’est-à-dire post-invention de la pilule et du bikini, un vent de liberté souffle sur les corps et les esprits, parfaitement rendu par les publicités des parfums Dior de l’époque, heureusement préservés par quelques bouquinistes parisiens. Eau Sauvage (qui mêle en tête bergamote et plantes aromatiques sur un fond qui fait de cette eau de toilette un chypré pour hommes) précède de quelques années Diorella (1972), où la bergamote est en tête d’un cœur très vert avec hédione, rose et cyclamen.

La femme « Diorella » exprime à ravir cette femme libérée, acidulée, pétillante, confiante, heureuse de vivre, qui marque les années 70, période colorée par les Courrèges et les Cardin, ère d’optimisme technique marquée par Concorde, et décennie de libéralisation sans précédent introduite par la loi sur l’avortement. Notons que les reformulations de ces parfums sont infiniment moins complexes que les originaux.

 

L’odeur de la bergamote, c’est cela : de la verdeur ensoleillée, optimiste, sûre d’elle, à l’ombre de tous les doutes, comme dans le Gin Fizz de Lubin. La bergamote, c’est la Dolce Vita (Dior, 1995), où l’agrume éclaircit un parfum qui, sans elle, ne serait qu’un oriental parmi les autres. Elle figurait aussi en tête d’Opium (YSL) et de Cinnabar (Estée Lauder), versions originales dans les deux cas.

Enfin, on retrouve la bergamote dans des parfums floraux, tels Carnal Flower (Dominique Ropion aux Editions de Parfums Frédéric Malle, 2005) et le 1000 de Jean Patou : en tête, dans le premier pour présider à un mélange d’ylang, tubéreuse et jasmin, et dans le second, pour précéder un accord rose, osmanthus, jasmin. Dans 24 Faubourg d’Hermès (1995), elle est en tête d’une composition comprenant, notamment, jacinthe, gardénia, jasmin, ylang, fleur d’oranger, iris et pêche. Dans Nahéma de Guerlain, qui affirme la tradition maison de l’outrance calculée, la bergamote est en tête d’une overdose de rose agrémentée de pêche et de cyclamen, posés sur une riche guerlinade.

Les gardiens du patrimoine calabrais de cet agrume fondamental à la parfumerie maintiennent les secrets de son traitement, comme Grasse maintient ceux du jasmin, de la rose et de la tubéreuse ».

 

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